Abandonnés sur une île déserte Les esclaves oubliés de Tromelin

Pendant quinze longues années, entre 1761 et 1776, des esclaves malgaches, naufragés sur un îlot désert, totalement inhospitalier et perdu au beau milieu de l’océan Indien, tentent de s’organiser pour survivre. Les conditions dans lesquelles ils ont trouvé les ressources et la force vitale pour tenir dans un contexte de dénuement extrême continuent d’interroger spécialistes et archéologues…

En novembre 1760, la flûte l’Utile, un navire de la Compagnie française des Indes orientales construit et armé à Bayonne, appareille pour l’île de France – actuelle île Maurice. Parvenus à destination, le capitaine, Jean de La Fargue, et ses hommes – 142 marins – décident de se rendre à Foulepointe, au nord-est de Madagascar afin d’y acheter des vivres, mais aussi, comme c’est alors d’usage, y embarquer des esclaves. En pleine guerre de Sept ans, alors que l’île de France est dans la crainte d’un éventuel blocus britannique qui l’obligerait à restreindre le nombre de bouches à nourrir, interdiction est cependant faite à de La Fargue de procéder à une telle démarche. Enfreignant les ordres, le capitaine de l’Utile décide pourtant de parquer à fond de cale quelque 160 Malgaches et de lever l’ancre en direction de l’île de Rodrigues d’où il espère pouvoir acheminer sa cargaison clandestinement par petits groupes vers l’île de France.

Un environnement hostile

Naviguant de nuit par mesure de discrétion, le bâtiment file vers l’est lorsque le 31 juillet 1761, vers 22 h 30, à la suite d’une erreur de navigation, il s’échoue sur un récif affleurant à l’ouest d’un minuscule îlot connu depuis 1722 sous le nom d’île de Sable. Celle-ci se présente comme un simple banc de corail ovoïde de seulement 1 750 mètres de long par 700 de large qui s’est développé sur un haut-fond volcanique. Isolée géographiquement de toute terre, elle est située à 470 kilomètres à l’est de Madagascar et à 560 kilomètres au nord de l’île Bourbon (actuelle île de La Réunion). Au nord, des dunes de sable blanc surplombent un littoral couvert d’une flore grasse tandis qu’au sud des blocs de corail s’amoncellent, arrachés par la houle au récif. Cette dernière, venue du sud, donne naissance à des vagues d’une force colossale et rend difficile tout abordage. Le régime des vents est ainsi défavorable une bonne partie de l’année, à l’exception de la période cyclonique (de décembre à avril) qui n’est cependant guère plus propice dans la mesure où l’île se situe sur la trajectoire de la majorité des cyclones qui traversent l’océan Indien. À l’intérieur de l’île, il n’existe aucune source d’eau douce et seules subsistent des traces d’humidité semblables à de petits marécages asséchés.

Abandonnés pendant 15 ans

Grâce à l’habileté du premier lieutenant Barthélémy Castellan du Vernet qui fait creuser sur une profondeur de cinq mètres un puits au centre de l’île permettant de découvrir une eau saumâtre, mais buvable, les rescapés du naufrage parviennent, en un peu moins de deux mois, à construire une embarcation de fortune baptisée Providence, à partir des restes de l’Utile. Cependant, au moment de quitter l’île, le 27 septembre 1761, les 122 membres d’équipage encore en vie se trouvent dans l’obligation de laisser sur place 80 esclaves malgaches auxquels sont laissés trois mois de vivres, avec la promesse de revenir les chercher promptement. Comme l’explique Castellan du Vernet dans une lettre adressée un an plus tard au secrétaire d’État à la Marine, « nous restâmes cinquante-sept jours [sur l’île de Sable]. Notre principale nourriture fût des oiseaux de mer, et leurs œufs, sans les secours desquels nos forces n’eussent pas été assez suffisantes pour construire une embarcation des débris que nous sauvâmes, qui ne furent pas assez étendus pour donner assez de capacité à l’embarcation pour prendre quatre-vingt-dix noirs et négresses qui par leur travail assidu avaient le plus contribué à la sortie de cette île à l’équipage sauvé du naufrage… » En réalité, après trois tentatives manquées, les infortunés ne seront secourus que quinze ans plus tard, le 29 novembre 1776, par une corvette de l’enseigne de vaisseau de Tromelin qui donnera d’ailleurs son nom définitif à l’île de Sable. Sept femmes et un bébé de huit mois sont alors les seuls survivants d’un groupe qui, en dépit de conditions fortement défavorables, s’est obstiné à survivre contre toute attente dans un milieu clos et vierge. Comment un tel miracle a-t-il été possible ? De quelle manière les esclaves ont-ils appris à se protéger des tempêtes tropicales, à pallier le manque d’eau et de nourriture, à s’équiper d’outils, à tenir le feu malgré le vent et les cyclones, à conserver l’espoir ?

De l’oubli à la mémoire

Afin d’élucider ces mystères, quatre campagnes de fouilles archéologiques, à la fois sous-marines et terrestres, sont menées en 2006, 2008, 2010 et 2013. La curiosité des archéologues est à l’origine suscitée par les météorologues qui depuis les années 1950 se relaient sur l’île au sein d’une station météorologique permanente destinée à prévenir de la formation et du déplacement des cyclones tropicaux. Ces derniers s’interrogent en effet sur la présence de plusieurs vestiges, notamment une patte d’ancre émergeant à 30 mètres du rivage et des fûts de canons fortement érodés. Le relevé complet du site sous-marin, entrepris en 2006, permet de mettre à jour les pièces lourdes de l’épave – artillerie, ancre, lest, boulets, fragments de cloche – tandis qu’à terre 734 objets sont découverts dont certains déplacés sur le point haut au nord de l’île où est localisé l’habitat des survivants grâce au dégagement d’un mur bâti avec des blocs de corail. L’analyse du sol alentour, mélange de sable et de cendre, livre de nombreuses informations sur l’alimentation consommée (os de tortues et d’oiseaux, coquillages, restes de poissons), mais aussi sur la conservation du feu alimenté par du bois de charpente provenant de l’épave. L’une des découvertes les plus significatives concerne la présence d’objets de la vie courante, telle une série de récipients en cuivre, confectionnés à partir des matières premières fournies par l’épave. L’approvisionnement en eau semble avoir posé d’importants problèmes, le seul point d’eau disponible demeurant celui creusé à l’initiative de Castellan du Vernet.

La mission de 2008 permet de donner une ampleur encore plus grande à ces découvertes tout en témoignant de l’énergie et la créativité formidables dont ont su faire preuve les esclaves coupés du monde et vivant dans un dénuement extrême. Prenant conscience qu’ils resteraient sans doute longtemps sur l’île, ces derniers décident en effet de construire des bâtiments en dur dont l’ampleur, lors de leur mise à jour, étonne non par leur superficie (réduite) mais par l’épaisseur des murs (plus d’un mètre) leur conférant une grande résistance aux assauts climatiques. Fait pour le moins caractéristique, les rescapés n’hésitent pas à rompre avec les coutumes et à braver des interdits malgaches en utilisant la pierre – d’ordinaire réservée aux tombeaux – faute de bois et d’argile et en orientant les ouvertures non selon les points cardinaux mais à l’abri du vent. L’ensemble du site témoigne ainsi d’une remarquable faculté d’adaptation autant culturelle que psychologique. « Cet habitat donne ainsi une image de la solidarité qui soudait le groupe. Il diffère de celui de Madagascar, en général individuel et dispersé. De plus, il est orienté par rapport aux vents dominants de Tromelin alors que dans leur région d’origine, les habitations sont construites en fonction des points cardinaux. Ce qui prouve, une nouvelle fois, que les esclaves ont su s’adapter à leur environnement pour survivre » précise Max Guérout, membre du groupe de recherche en archéologie navale (Gran).

L’un des trois bâtiments découverts à cette occasion fait office de cuisine et comporte un abondant mobilier, notamment métallique, autour d’un foyer aménagé. Dans les deux autres, des ossements humains sont retrouvés dans le sable ainsi que des ustensiles réalisés à partir des métaux récupérés sur l’épave de l’Utile. Ceux-ci témoignent de la grande habileté des esclaves malgaches qui ont acquis un savoir-faire évident et une grande maîtrise des ressources : le cuivre découpé puis riveté est utilisé pour réparer les récipients ou fabriquer des cuillères, les clous de charpente et les lames de fer servent d’outils (tisonnier, emporte-pièce, marteau, etc.) tandis que le plomb fondu permet de fabriquer de grandes bassines destinées sans doute à la conservation de l’eau de pluie. Les fouilles archéologiques nous éclairent ainsi sur la survie des rescapés qui ont appris à optimiser les ressources naturelles et les vestiges de l’épave selon leurs besoins.

« Nous étions isolés du monde pour mener nos travaux. Dans le même temps, on ne trouve pas beaucoup d’endroits dans le monde avec ce genre de vestiges », explique Thomas Romon, l’un des scientifiques. « Une fois qu’on enlève les couches de sable, on a un peu une photo de Tromelin au moment où les derniers esclaves présents ont été secourus. Nous avons ainsi retrouvé, dans ce qui était la cuisine, la vaisselle parfaitement rangée ! », ajoute-t-il.

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S’unir pour survivre

Grâce aux missions de 2010 et 2013 enfin, on en sait désormais un peu plus sur l’une des clés essentielles de la survie d’un groupe humain en milieu hostile : la mise en place d’une organisation sociale. Les esclaves abandonnés sur Tromelin ne se connaissaient pas forcément mais, de toute évidence, ils ont décidé de s’unir et de créer une communauté, comme le démontre la découverte d’une sorte de hameau comprenant une douzaine de bâtiments regroupés les uns contre les autres autour d’une cour centrale. Sous les yeux des archéologues apparaît un véritable lieu de vie beaucoup plus organisé que ne le laissaient penser les premières fouilles. Max Guérout souligne ainsi : « Ce sont des gens qui, malgré les difficultés pratiques et psychologiques énormes, ont réussi à vivre et reconstituer une petite société… » A travers l’exemple de Tromelin, c’est la redécouverte d’un principe élémentaire de la psyché humaine qu’il convient de considérer : l’homme est avant tout un animal grégaire qui a besoin de tisser des relations sociales, lesquelles se révèlent indispensables à sa survie sur une longue période.

Retrouvez cette histoire dans le livre Les survivants de l’extrême
par Alban Cambe, Youri Obraztsov, Joël Schuermans et Paul Villatoux
Editions Memorabilia – 2020

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