Edito #28 : Ulysse, carotte sauvage et esprit critique

Les réseaux sociaux nous font entrer dans une bulle restreinte en construisant un récit de la réalité spécialement créé pour nous et basé sur nos envies, nos peurs, nos goûts et nos accointances idéologiques. Au tout début – si, si souvenez-vous –, nous décidions des pages qu’on voulait suivre ou des sujets qui nous intéressaient, la suite nous a échappé en grande partie. Relayés par des robots très attentifs et toujours plus performants, diverses informations ont commencé à nous parvenir. Et finalement, que nous aimions ou pas, que nous interagissions ou pas – la non-action est aussi une action comme le soutient Lao – nous fournissons de la matière constructive à cette IA insatiable. Pas pour rien que cette dernière est, dans une perspective élargie, selon monsieur Poutine, un enjeu géostratégique prioritaire du 21e S.

Peu à peu donc, mais toujours davantage, les algorithmes décident pour nous. Ils nous imposent les contacts à voir, mais aussi des publications dites suggérées. Ces puissants calculateurs informatiques choisissent en fonction de notre profil qu’ils construisent visite après visite, année après année. Patients, évolutifs et omniprésents, ils veillent, à l’affût de chacune de nos connexions. Ils nous proposent des informations qui ne sont ni les plus actuelles ni les plus importantes, mais qui sont plutôt une sélection rigoureuse basée sur nos goûts et préférences, et, bien sûr aussi, sur la façon dont le marché peut nous capter. Mais ça, c’est une autre histoire encore.

Autrement dit, il est probable que nous finissions par croire que le monde ressemble à ce que nous voyons sur nos divers réseaux, alors qu’en réalité nous avons juste accès à une microbulle créée en grande partie par des serveurs. Jaron Lanier, un monstre sacré de la Silicon Valley et un des plus brillants informaticiens de la planète, pensait, au temps des pionniers de l’Internet, qu’ils œuvraient au dernier bastion de la démocratie. Aujourd’hui, en revanche, il considère que le réseau Internet et les réseaux sociaux sont une fabrique de leaders absurdes et d’idiots-suiveurs. Serait-ce une exagération ?

Malheureusement, tout semble indiquer que non. Internet ne nous connecte pas les uns aux autres, mais nous divise en sous-groupes idéologiquement semblables. Renforcés par l’opinion et les partages d’autres de notre bord, nous devenons plus radicaux et plus sûrs d’avoir raison, puisque plein d’autres pensent comme nous. Avec des informations, parfois fausses, le plus souvent basées sur l’instantanéité, le divertissement et l’émotion, nous nous contentons de la superficialité des choses. On ne prend plus le temps nécessaire pour approfondir un sujet, mais vu qu’on a accès à toute l’information possible, nous pensons très vite le maitriser et de là à devenir expert, il n’y a qu’un pas vite franchi grâce à la création d’une chaine YouTube. C’est ainsi, que la puissance communicative et addictive des réseaux virtuels permet l’émergence de gourous de toutes sortes, d’ayatollahs de telle ou telle matière, d’experts autoproclamés. Eux-mêmes toujours plus convaincus de détenir la Vérité, d’être les maîtres de la réalité, puisque toujours plus suivis grâce à leurs aptitudes communicationnelles et les algorithmes amplifiant leur visibilité.

La réalité est bien sûr tout autre. Savoir (un peu) prend du temps, nécessite de la passion, de la patience, du temps, de l’humilité. Instruire nécessite d’avoir (beaucoup) pratiqué, de la passion, de la patience, du temps et de l’humilité.
Méfiez-vous des experts, doutez des spécialistes, repensez les grandes affirmations, détricotez les poncifs et travaillez votre esprit critique, il y a va de votre survie et de celle de l’intelligence collective.

Joël Schuermans

Bouton commander survival #28

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